L.Rosengart dans un Roman …

1988 : grandeur et déclin de l’empire colonial français

L’EXPOSITION COLONIALE – Erik ORSENA

Prix Goncourt 1988, L’Exposition coloniale ne parle guère de celle, organisée en 1931 porte Dorée à Paris, à l’apogée de l’empire français, avec le maréchal Hubert Lyautey (1854-1934), tiré de sa retraite, en faire-valoir. Ledit empire, plus que « l’Expo », est le décor prétexte de cette fantaisie d’Erik Orsenna. Un empire rêvé, idéalisé, sans grand rapport avec la réalité. Propice à de folles aventures, qui n’ont pas besoin d’être vécues tant elles enflamment l’imagination.

Le héros du roman s’appelle Gabriel Orsenna. Un double facétieux, rebondi et bigame de l’auteur, amoureux de deux Britanniques excentriques – un pléonasme. Deux soeurs. Elles pimentent son existence de leurs brusques disparitions, suivies d’inexplicables retours. D’une fidélité à toute épreuve – à leur manière.

Erik Orsenna fait naître Gabriel en 1883, à l’époque de la conquête coloniale. Il vivra assez longtemps pour apprendre la défaite de Dien Bien Phu en 1954, qui sonne le glas de l’empire. Il séjourne à cette époque à Saïgon, attiré en Extrême-Orient par une passion dévorante, qui lui vient de l’enfance, pour le caoutchouc. Elle l’a mené au Brésil puis à Clermont-Ferrand où, ingénieur à la « Manufacture », il est chargé de mettre au point les nouveaux pneumatiques.

Un jour, pendant l’Occupation, il est prié de remettre en état les roues des autobus parisiens qui serviront – mais il l’ignore – à la rafle du Vél’d’Hiv. Il rejoint bientôt Londres et de Gaulle, prêt à se couvrir de gloire. Las ! sa connaissance du marché du caoutchouc lui vaut d’être affecté dans un bureau. Sans caoutchouc pas de pneus, sans pneus pas de camions, sans camions pas débarquement en Normandie, se console-t-il.

Ce gros roman bavard et loufoque se moque gentiment de ses personnages. Le père de Gabriel, Louis, est libraire, spécialiste des livres de voyage. Gabriel a été nourri à ce lait-là. Son enfance est peuplée de courses dans la brousse et de peuplades étranges. La saga de l’empire captive le père et façonne le fils, au fil de leurs lectures partagées : Voyage d’exploration en Indochine, de Francis Garnier, Essai de grammaire de la langue tamachek, de Louis-Joseph Hanoteau, Mes grandes chasses dans l’Afrique centrale, d’Edouard Foa…

Louis entasse les bouquins et continue de rêver. Les colonies l’habitent tout entier, plus que son fils, possédé, lui, par sa passion pour l’hévéa.

A l’image des Français de sa génération, Louis vibre aux exploits des bâtisseurs de l’empire. La fin du XIXe siècle, l’époque où commence L’Exposition coloniale, est leur âge d’or. La conquête des Antilles date de l’Ancien Régime. L’Algérie est un héritage de la monarchie de Juillet. Le Sénégal et la Cochinchine ont été annexés par Napoléon III. Mais pour l’essentiel, l’empire français est un acquis de la IIIe République. C’est entre 1880 et 1914 que la France s’est emparée de l’Afrique du Nord, des colonies d’Indochine, de l’Afrique-Equatoriale et -Occidentale.

La passion de Louis pour cette « plus grande France », comme l’on dit alors, n’a rien d’original. Il est de son milieu – la moyenne bourgeoisie – et de son temps. Surtout, Louis est un poète, à l’imagination ailée. Il ne calcule pas, ne pèse pas le pour et le contre. Il laisse libre cours à ses chimères.

Les conquêtes africaines et indochinoises de la République ont redonné le moral aux Français, après la défaite de 1870 et l’annexion par la Prusse de l’Alsace et de la Lorraine. Pour Louis, à sa manière, pour la vox populi à l’époque, l’aventure coloniale est un mythe compensateur.

Cette aventure, revigorante pour l’orgueil national, aurait pu tourner court. En 1885, un âpre débat a opposé Georges Clemenceau et Jules Ferry à la Chambre. Le premier y dénonce les méfaits de la conquête coloniale. Il estime que la France doit tirer son renouveau d’elle-même plutôt que de risquer son prestige et ses deniers au-delà des mers. Ferry croit, lui, à la mission civilisatrice de son pays, matrice de la Révolution. Surtout, Ferry est obsédé par les besoins de la France en matières premières – pas seulement en caoutchouc. « La politique coloniale, dit-il, est fille de la politique industrielle. »

A la Chambre, le point de vue de Ferry l’a emporté, de peu. Colonisatrice jusque-là, la France est devenue colonialiste. Les Français approuvent-ils pour autant ? L’empire les fait rêver comme il fait rêver Louis. Mais la construction de l’empire est l’affaire d’une poignée d’hommes seulement, le lobby colonial.

Ce parti colonial a l’avantage, sur les sceptiques et les indifférents, de savoir ce qu’il veut. Et d’être très bien organisé. Il perpétuera jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, en 1962, l’idée que la France a tout à gagner économiquement à l’exploitation de son outre-mer. Une affirmation que les économistes d’aujourd’hui – séries statistiques à l’appui – ont tendance à réfuter.

A l’écart de ces querelles de boutiquiers, Louis s’accroche à ses mirages. Il est l’un des organisateurs de l’Exposition coloniale de 1931. « Les plus belles années de ma vie », lui fait dire Erik Orsenna. Un musée, un zoo, des pavillons pour chaque contrée lointaine, la reconstitution du temple d’Angkor… 110 hectares en tout. A l’unisson de Louis, Erik Orsenna cite le chiffre de trente-quatre millions de visiteurs – le chiffre qui circulait dans les gazettes à l’époque. Il y en eut huit millions. « L’Expo » fut un énorme succès populaire.

L’empire était à son zénith. En mal d’exotisme, les Français applaudissaient. Mais la crise économique, née aux Etats-Unis en 1929, allait les faire déchanter. Vint la défaite de 1939. Puis la victoire de 1945. Sans l’empire, se dirent alors les Français, le pays serait encore tombé plus bas. A nouveau ils s’enthousiasmèrent pour la « plus grande France ». A contretemps. L’heure de la décolonisation avait sonné, anéantissant les rêves d’aventures et de caoutchouc de Louis et Gabriel.

Par Bertrand Le Gendre / Le Monde / Publié le 24 août 2009